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  • Apocalypse now (J. GLASS)

    Imprimer Catégories : Littérature gourmande

    Il y a des romans qui sont aussi appétissants à l'extérieur qu'à l'intérieur.

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    "Pâtissière à Greenwich Village, Greenie se consacre tout entière à son jeune fils et à sa passion, la cuisine, tandis que son mari semble plongé dans la mélancolie. Quant à son ami Walter, il panse ses peines de coeur. De passage à New York, le gouverneur du Nouveau-Mexique, conquis par le gâteau à la noix de coco de Greenie, lui propose de devenir chef cuisinier de sa résidence. Par ambition autant que par désespoir, elle accepte et part vers l'Ouest avec leur fils en abandonnant son mari. Leur vie va être bouleversée par ce départ précipité, qui provoquera une série d'événements échappant à tout contrôle."

    764 pages. On peut parler ici de "pavé". Et pourtant... Nulle lourdeur, nulle pesanteur, nulle indigestion à la lecture de ce roman qui déroule son fil, ou plutôt ses fils à travers les itinéraires de plusieurs personnages aussi attachants et différents les uns des autres. Il y a d'abord Greenie, la pâtissière géniale, mère d'un garçonnet de quatre ans non moins génial, mais mariée à un psy avec lequel elle a désormais l'impression de tourner en rond. Puis Walter, l'ami-voisin-confident de Greenie, restaurateur et coeur d'artichaut. Saga, mal remise d'un accident qui lui a laissé des séquelles neurologiques. Et puis plein d'autres, qui gravitent autour des premiers.

    Quand Ray McRae la contacte un jour, après avoir goûté son fabuleux gâteau à la noix de coco, Greenie croit d'abord à une blague : devenir la chef-pâtissière du gouverneur du Nouveau-Mexique et partir vivre à Santa-Fé, elle qui vit à New York et tient une pâtisserie en vogue ? Pourtant, encouragée par Walter et lassée de sa vie de couple, c'est ce qu'elle va faire. Et la voilà débarquant au pays des cow boys avec son fils Georges, ravi de cette nouvelle vie.

    Cependant, la vie va continuer à New York. Alan, le mari esseulé va entamer un processus de réflexion sur lui-même, Walter va faire venir son neveu californien, Saga va rencontrer tout ce petit monde de Bank Street, libraire, avocat, homme d'affaires... et tous vont se croiser, s'entrecroiser, voire s'entremêler...

    Raconté comme ça, vous pouvez avoir l'impression que je vous ressers un énième Anna GAVALDA ou une suite new yorkaise des Chroniques de San Francisco. Rien de tout cela pourtant. Car la plume de Julia GLASS n'a pas son pareil pour brosser avec délicatesse de portraits qui vont droit au coeur. Elle sait souligner le petit détail qui fait que nous reconnaissons chacun de ses personnages comme si nous l'avions connu depuis toujours. Elle les dissèque avec une précision redoutable mais néanmoins beaucoup d'humanité et la magie de la chose, c'est qu'arrivé aux dernières pages du livre, on s'aperçoit que tous ont connu une révolution (dans le sens étymologique : changement, innovation qui bouleverse l'ordre établi de façon radicale), à l'image des ces tours jumelles qui s'effondrent au cours des derniers chapitres, et que nous les avons accompagnés.

    Il est bien sûr question de cuisine dans ce roman, de pâtisserie - je vous recommande le gâteau de mariage de Ray (quatre parfums - vanille, sirop d'érable, orange et noix de coco - répartis presqu'au hasard dans les vingt-et-une couches des sept étages qui se trouvaient sous la couronne en noix de coco destinée à être conservée) - mais aussi d'amour, de blessures (Les mains d'un chef étaient pareilles à une carte, une histoire de mésaventures culinaires, parsemées de cicatrices de coupures, de piqûres, de brûlures...), de culpabilité, de concession et de résignation. C'est aussi un roman sur le passage à l'âge adulte, même s'il ne le dit pas, et sur la fin de l'innocence. Comme ne le montre pas particulièrement l'extrait suivant...

    APOCALYPSE NOW

    Walter était le propriétaire et patron tourbillonnant (non le chef : il aurait préféré mourir plutôt que de laver une laitue) d'un bistrot rétro qui servait des repas à haute teneur en cholestérol et protéines animales avec un orgueil patriarcal. Légitimement, si ce n'est modestement, nommé, Walter's Place avait de allures de salon tranformé en pub. Installé au rez-de-chaussée d'une vieille maison à deux pas de l'appartement de Greenie, il était agrémenté de deux cheminées, de nappe en tissu, d'un canapé de velours élégamment fatigué et (au diable les services d'hygiène) d'un bouledogue vagabond baptisé "le Bruce". (Comme Robert le Bruce, le roi d'Ecosse ? s'était souvent demandé Greenie sans jamais lui poser la question ; il est probable que le chien avait été appelé ainsi en hommage à quelque jeune et séduisant acteur porno pour lequel Walter nourrissait allègrement un désir sans lendemain. Il n'avait jamais été explicite quant à la nature exacte de ces désirs, se contentant de glisser çà et là quelques allusions.) Greenie n'avait pas une passion pour les plats typiquement eisenhoweriens dont la clientèle de Walter était gourmande - pour elle, la gourmandise était réservée aux desserts - , mais elle avait été ravie de décrocher le contrat. Depuis quelques années, elle voyait en Walter un allié plus qu'un client.

    Exception faire du gâteau à la noix de coco (fourré au citron et couvert d'un glaçage à la cassonade), la plupart des desserts qu'elle préparait pour Walter n'étaient ni ses meilleures recettes ni même les plus originales, mais tous étaient des modèles du genre : des desserts de braves citoyens bedonnants, du riz au lait, du pain perdu, du gâteau de vermicelle, autant de douceurs dont les Pères pèlerins et autres immigrants du temps du Mayflower auraient récupéré les prototypes pour les échanger illico contre la mousse aux sanguines, la glace à la poire ou les minuscules éclairs au chocolat de Greenie. Walter lui avait également commandé un apple pie, un cheesecake marbré aux fraises et un gâteau fourré qu'il lui avait demandé de créer exclusivement pour lui. "Sur une carte comme la mienne, tout le monde s'attend à trouver un gâteau cent pour cent chocolat, le truc mortel, tu vois, mais moi, ce que je veux, c'est une explosion de chocolat, un feu d'artifice, un volcan de chocolat !" lui avait-il dit.

    C'est ainsi que ce soir-là, après avoir couché Georges, elle était retournée jusqu'à l'aube dans le sous-sol qui abritait ses cuisines, à deux pas de chez elle, pour créer un gâteau. En principe, c'était le type même de dessert que Greenie avait en horreur, mais il incarnait une prospérité si opulente, une joie transgressive dans cet étalage de beurre, cette miraculeuse substance protéiforme aussi essentielle au chef pâtissier que le feu l'était à l'homme primitif.

    Walter avait baptisé le gâteau "Apocalypse Now". Greenie tint sa langue. A elle seule, sa dernière création doublait les quantités de chocolat qu'elle commandait tous les mois à son fournisseur. Le gâteau figurait au menu depuis à peine un mois que Walter avait parié avec elle un dîner aux langoustes qu'avant la fin de l'année le magazine Gourmet lui demanderait la recette, accroissant sa notoriété dans le monde de la gastronomie. Si tel était le cas, Greenie cèderait sans doute aux caprices d'une gloire passagère, mais pour l'heure ses affaires allaient au mieux.

    Julia GLASS, Refaire le monde, 2009.

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