Le bortsch des Boltanski (C. BOLTANSKI)
C’est l’histoire d’un petit homme qui avait une drôle de maison, la chronique d’un lieu qui n’existe plus - mais a-t-il jamais existé ? - sinon dans les mémoires fragmentées de ses habitants.
Roman en colimaçon, La cache dévoile une demeure aux escaliers de papier que l’on gravit sur la pointe des pieds, pénétrant peu à peu un univers brinquebalant, où tout menace à chaque instant de s’écrouler, à l’image de la Mère-Grand bancale qui refuse les béquilles mais tient cependant le monde dans sa main, tandis que, bien caché, l’autre petit homme de l’histoire, le grand-père, se terre dans l’ombre.
C’est une photo de famille étrange où les absents sont plus présents que les vivants, morceaux épars d’un grand tout, à reconstituer. Tradition chez les Boltanski que cette habitude de réécrire, voire d’écrire tout court, une histoire familiale entremêlée à l’Histoire avec sa grande hache.
« Taudis », « chambre de torture », « parc d’attraction », La cache est un kaléidoscope, mais constitue avant tout la matrice où Christophe Boltanki a pris racine et s’est développé pour produire un édifice immense, celui de ses souvenir. Pourtant, une pirouette, et tout part en cacahuète…
Texte paru le 26/05/2016 dans le Progrès de Lyon
dans le cadre des dixièmes Assises du Roman
Le bortsch des Boltanski
Lorsqu’elle voulait faire plaisir, elle descendait tôt le matin dans la cuisine et se mettait aux fourneaux. Dressée sur ses pattes chancelantes, arcboutée au-dessus du buffet, elle évidait et farcissait des poivrons, grillait des aubergines sur la flamme de la gazinière, détachait au couteau leur peau calcinée, mélangeait leur chair confite à des oignons crus. Elle mettait des concombres à dégorger, les plongeait dans la crème épaisse. Elle malaxait, roulait des boulettes de viande dans de l’oeuf et de la chapelure, les jetait dans l’huile bouillante, puis les saupoudrait de paprika. Elle découpait et faisait revenir des foies de volaille. La cuisine s’emplissait d’odeurs d’ail, de pelures brûlées, de fritures. Ses murs résonnaient de bruits de hachoir et de noms bizarres : kacha, vareniki, pojarski, vatrouschka. Les grands jours, généralement le dimanche, elle préparait du bortsch. Une soupe de betteraves, de choux, de poitrine de boeuf qu’elle laissait mijoter la veille, dégraissait au petit matin et servait avec des pirojki, des pâtés briochés de chez Goldenberg. A la toute fin, elle ajoutait à son bouillon écarlate du sucre en poudre et un doigt de vinaigre, en dosant chaque ingrédient avec la méticulosité d’une laborantine. Le secret du bortsch réside dans un équilibre aigre-doux très précaire.
En signe de réjouissance, elle sortait alors ses plus belles assiettes, celles en porcelaine bleue. Les creuses pour la soupe, les plates pour la viande. Plus qu’un festin, elle nous offrait un passé. Elle nous reliait à une histoire qui n’était pas la sienne. Elle sacrifiait à un culte ancien dont elle avait adopté les rites. Elle accomplissait un genre d’eucharistie. Son potage roboratif au goût acidulé et à l’odeur de chou contenait consubstanciellement l’âme des Boltanski. En trois quatre cuillerées de potion magique, elle nous procurait des origines, un sentiment d’appartenance, sinon à une communauté, du moins à un modèle alimentaire, ce quelque chose qui permettait de revendiquer ou plutôt de justifier notre différence.
Christophe BOLTANSKI, La Cache, 2015
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