Autant l'avouer tout de suite, j'ai tendance au mauvais esprit. Quand il y a un cadre, j'aime bien en sortir. Quand on me fait un cartouche, je mets un point d'honneur à ne pas écrire dedans. Et quand on me sort certains mots, j'ai tendance à freiner des quatre fers.
Ce fut le cas avec le mot "slow food". Pour moi, cela relevait plus du concept bobo que d'autre chose. C'est pourquoi lorsque je me suis retrouvée avec entre les mains Deux idées de bonheur, je dois avouer que c'est davantage Luis Sepúlveda qui m'a attirée que Carlo Petrini. Et shame ! Shame on me ! Parce que j'ai découvert un ouvrage passionnant, où le dialogue entre les deux hommes s'est révélé très instructif et que, pauvre naïve ou orgueilleuse que j'étais, j'ai compris qu'en fait, la Slow Food, ça faisait belle lurette que j'étais dedans mais que, par principe de contradiction, je refusais de l'admettre.
Alors qu'est-ce donc que ce livre, d'abord ? C'est un ouvrage né d’une conversation entre deux hommes venus d’horizons et de pays différents, l’écrivain chilien Luis Sepúlveda et le gastronome italien Carlo Petrini. De l’Amazonie au cœur de l’Afrique, de l’expérience amère de l’exil à la communion collective de Terra Madre. Rencontres, récits, histoires de grands leaders et de petits héros du quotidien, Petrini et Sepúlveda nous entraînent à leur suite dans cette quête du droit au plaisir qui est aujourd’hui le plus révolutionnaire, le plus démocratique, le plus humain des objectifs. Avec cependant la lenteur et la sagesse de l’escargot. Parce que nous aussi nous pouvons cesser de courir vers une destination inconnue, et recommencer pleinement à exister. (Source : le site des éditions Métailié).
Deux Idées de bonheur s'ouvre sur un premier chapitre intitulé "Une idée du bonheur" qui est un échange à bâtons rompus absolument captivant entre les deux hommes qui évoquent leurs visions du monde et les moyens de l'améliorer, entremêlant tout cela d'anecdotes historiques, familiales, politiques, humoristiques et gourmandes, conversation si vivante qu'on a l'impression d'être le troisième convive à leur table. On enchaîne ensuite sur un deuxième chapitre où Luis Sepúlveda présente "Sept idées du futur et le récit d'une île heureuse", petites histoires pleines de charme qui font voyager des Mapuches à un archipel à l'extrême sud du monde. On termine enfin par "Sept idées du futur" où Carlo Petrini expose ses conceptions militantes et - surtout - les réalisations concrètes de Terra Madre, ce réseau de "mondialisation positive".
L'idée-force, c'est le partage. Et le fait que la nourriture, point commun à toute l'humanité, peut en être le vecteur. Et l'hédonisme. Ainsi qu'on peut le lire dans le premier chapitre : À travers l’alimentation, on peut tout faire, on peut faire de la politique, de l’économie, de la sociologie. On a tort de penser seulement à la débauche de ceux qui peuvent manger beaucoup et bien. Parce que le plus grand patrimoine de la gastronomie, par exemple, ce sont les femmes qui l’ont accumulé en inventant des plats très humbles qui ont rassasié l’humanité, des plats faits avec le peu dont elles disposaient, mais si goûteux et nourrissants qu’ils sont entrés dans l’histoire et les traditions des peuples. Ce ne sont pas les plats inventés par les chefs ; eux ils viennent après et c’est autre chose, ils ont certainement leur part dans l’histoire de la gastronomie mais elle est moins grande que cet incroyable patrimoine culturel qui nous a été offert par les plus humbles, femmes et hommes. La grande gastronomie naît dans les maisons paysannes, dans l’économie rurale qui n’avait rien mais réussissait à créer des plats extraordinaires. C’est cela qu’il faut comprendre pour saisir quel pouvoir elle peut avoir, autrement nous finirons tous abrutis autour de la cuisine-spectacle à la télé qui fait un malheur sous toutes les latitudes : lacunaire, souvent ignorante, devenue insupportable. La gastronomie c’est autre chose, c’est une science noble dans toutes ses composantes, qui sont si nombreuses et concernent tous les niveaux de la société.
J'avoue qu'il m'a été difficile de choisir un extrait significatif, cependant, je me suis laissée tentée par un extrait plein d'humour où Luis Sepúlveda explique ce qui fait la différence, selon lui, entre le Chilien et l'Argentin. Voici donc :
De la différence entre le Chilien et l'Argentin
Maintenant, l'homme le plus haï de la dictature était seul à l'écart, plongé dans la cérémonie de la préparation du feu, répandre le charbon, faire la braise. Il était seul parce que chaque Chilien a une manière particulière, personnelle, intime et secrète d'allumer le feu pour rôtir la viande. Je me suis un peu rapproché et je lui ai dit respectueusement : "Ecoute, je ne veux pas copier ton secret, je voudrais parler d'autre chose avec toi." Et tandis que nous parlions, les différentes viandes apparaissaient sur le gril. D'abord est arrivé le poulet, préparé suivant la recette personnelle, intime et secrète des asadores : fantastique, la peau craquante. Puis les côtelettes d'agneau, elles aussi marinées selon une manière très particulière. Ensuite le cochon, toujours suivant une recette dont on ne pouvait rien révéler. Enfin, la viande de boeuf.
A table, nous nous sommes mis à discuter des raisons de cette passion pour la nourriture, avec tout ce que cela signifie : la préparation, la cérémonie, l'amour qu'on donne au moment de tourner une fois, deux fois la viande. Et nous nous sommes demandé pourquoi nous sommes si différents des Argentins qui, eux, mettent en commun leurs connaissances culinaires. Quand on fait la même fête en Argentine, celui qui cuisine appelle toujours tous ses amis, qui se rassemblent autour du grill et ainsi apprennent. Mais au Chili nous la préparons comme si nous conservions jalousement Dieu sait quel secret, avec une sorte d'hédonisme privé qui est totalement spécifique à notre pays. Mon ami soutenait que c'était à cause de la grande différence entre le sens de la vie et de la sociabilité des Argentins et celui des Chiliens : "C'est une société dont l'origine européenne est plus manifeste. Ils ont une grande tendance à partager ce qu'ils font", disait-il.
Peut-être est-ce vrai. Eux, ils partagent l'apprentissage, nous par exemple nous ne partageons que la souffrance. Quand un Argentin est abandonné par sa fiancée ou sa femme, qu'est-ce qu'il fait ? Il va voir un psychanalyste, se soumet à deux ou trois mois de séances et dit à tous ses amis qu'il est en analyse et que cela lui fait du bien. Au bout de ces trois-quatre mois, le psy le convainc que sa fiancée, ou sa femme, n'est coupable en rien et que c'est la faute de son père. Ça finit toujours par ça, la culpabilité du père. Et l'Argentin partage cette découverte avec ses amis, dans une certaine tristesse, en disant : "Tu te rends compte de ce qu'il m'a fait, le vieux."
Quand un Chilien est abandonné par sa fiancée ou sa femme, il ne va pas chez le psychanalyste. Il va chez son boucher, il prend quatre kilos d'un certain type de viande, quatre kilos d'un autre, prépare tout suivant sa recette personnelle, intime et secrète, et invite tous les amis pour leur dire : "Vous savez que ma fiancée m'a quitté ?", et tous les amis lui rétorquent : "Oui, oui, les cornes te vont bien", et ils rient. Toute la nuit et tout le jour suivant, ils boivent, rient et mangent, et au bout de deux jours la douleur a diminué. Le baume curatif est dans le fait que la douleur est transformée, par la personne qui l'éprouve, en une action hédoniste, à savoir la préparation de la viande suivant sa propre recette, qui, étant si personnelle, requiert toute sa sensibilité.
Un des cas, et non le seul, où le salut arrive avec un bon repas."
Luis SEPULVEDA,"Une idée de partage",
in Luis SEPULVEDA, Carlo PETRINI, Deux idées de bonheur,
Edition METAILIE, 2016
D'autres extraits de littérature gourmande ici.
Et pour continuer dans l'utopie :