Un travail de kiwi (J.A. SANDOVAL)
Frappadingue, c'est le mot qui vient en lisant ce livre :
"Quelle famille ! Don Pepe Topete, le père, jamais à court d'idées toutes plus catastrophiques les unes que les autres, invente des combines les plus folles, pour offrir à sa famille une vie décente. Dernière en date : émigrer dans un nouveau pays, que personne ne connaît, dans une région indéterminée, mais où la vie sera douce et facile pour tous. Pepe junior ne doute jamais de son père et c'est avec enthousiasme qu'il s'embarque dans l'aventure..."
Ce roman a toute la folie baroque de la littérature sud-américaine. Une histoire abracadabrante (voire abracandabrantesque !), des personnages complètement allumés, un réalisme somme toute très relatif, la lecture de cette Oasis dans le Pacifique est à la fois tragique et hilarante. On frôle le non-sens en permanence, on baigne dans une atmosphère de douce folie, et le tout est relayé par une narration à la fois distanciée et faussement naïve. Bien sûr, on pourra reprocher à ce roman quelques longueurs, une tendance parfois à lâcher un peu trop la bride aux personnages certes pittoresques, mais néanmoins, on passe un bon moment avec la famille Topete. Ainsi ce nouvel emploi proposé au père de famille, Pepe Topete, qui a été licencié du précédent pour avoir tenté d'imposer sa peinture comestible, laquelle a provoqué un gigantesque carnage routier...
Le lendemain, mon père s'est rendu à l'entretien d'embauche, et notre vie a pu alors reprendre un train normal, nous étions comme n'importe quelle famille : un papa chéri travailleur qui nourrit sa femme au foyer si aimante avec ses deux héritiers si affectueux. A ce moment-là, m'est venue à l'esprit l'image de ma famille en train de courir à travers un joli champ des Alpes suisses, chacun immensément gros et heureux (malgré les artères bouchées de cholestérol). Je sais que ce n'est pas la meilleure image du bonheur qui soit, mais bon, mon cerveau est un endroit assez déconcertant quand il s'agit de laisser libre cours à l'imagination.
Cependant, en réalité, il y a eu un détail minime, une de ces petites entraves qui séparent toujours ma famille du bonheur et l'obligent à rester dans le domaine du ridicule. C'était, en l'occurrence, le type de travail que mon père devait faire.
- Tu vas faire quoi ? a demandé ma mère effrayée.
- Un kiwi, c'est un travail de kiwi dans le supermarché... a avoué mon père en revenant à la maison. [...]
- D'accord... il s'agit peut-être d'une tactique pour rendre les fruits plus attrayants aux enfants, a dit ma mère en soulignant le côté positif de l'affaire.
- Mais, Aurélia, tu crois vraiment que je vais m'habiller en légume et que je vais danser avec les enfants que je croise ? a demandé mon père offensé.
- Le kiwi n'est pas un légume, Pepe, c'est un fruit, l'a corrigé ma mère, prête à défendre ce travail qui nous donnerait à manger. [...]
- Je suppose que tu as refusé ce travail, n'est-ce pas, papa ? a demandé Flora avec une légère nuance tragique dans la voix.
- Oui, au début... mais après j'ai pensé aux problèmes qu'on a... et alors... j'ai été obligé de l'accepter, a-t-il reconnu honteux.
En voyant la surprise sur nos visages, il a aussitôt ajouté :
- Je n'avais pas le choix et en plus, c'est eux qui procurent le déguisement.
Il a alors sorti de sa sacoche son costume de kiwi : une énorme peau de peluche marron avec un visage souriant, un maillot vert et des babouches jaunes.
Cela a balayé le peu de dignité qui restait dans notre famille.
- Je ne veux même pas imaginer l'impact psychologique que cela va avoir pour le reste de ma vie, a dit Flora en s'imaginant, à n'en pas douter, dans un hôpital psychiatrique (où, d'après moi, elle finira tôt ou tard). [...]
- Bon, le kiwi est très nourrissant, a dit ma mère dans une tentative de rendre le traumatisme moins douloureux.
Au début, nous avions peur d'aller voir notre père, mais ç'a été un soulagement d'apprendre qu'il n'était pas la seule personne déguisée au rayon "primeurs" : il y était en compagnie d'une anone, d'une cacahuète, d'une aubergine et d'une poire, toutes de peluche. Son emploi du temps fruitier était épuisant : de dix heures du matin jusqu'à six heures du soir, et son seul jour de libre était le mardi, journée pendant laquelle il s'employait à dormir et à récupérer les litres de sueur qu'il avait produits dans les entrailles du kiwi mutant.
Personne dans la famille ne s'est jamais moqué du travail de mon père, surtout quand il a commencé à rapporter de l'argent à la maison, et avec son petit salaire, nous avons repris une vie plus ou moins normale, les services dans l'appartement ont été rétablis, nous mangions des aliments non périmés et ma mère a réglé le premier paiement pour une nouvelle machine à laver.
Jaime Alfonso SANDOVAL, Oasis dans le Pacifique, 2009.