L'Excuse de Julie WOLKENSTEIN est un roman formidablement brillant. Je dirai même étincelant.
"J'aurais dû m'en apercevoir dès le début : la première fois que je l'ai vue, le soir où elle a débarqué sur l'île avec ma mère et s'est encadrée dans la porte-fenêtre, éblouie par le décalage horaire et le coucher de soleil, tout coïncidait, tout concordait. Nous reproduisions déjà à notre insu la situation de départ de ce vieux bouquin de James que, comme tous les étudiants américains, j'avais lu à la fac quelques années plus tôt. Sur le moment je n'ai rien compris. Mais maintenant j'en suis sûr : sa personnalité, sa vie, ses voyages, ses amis, les hommes qui l'ont aimée, celui qu'elle a épousé, ses enfants, ses deuils, tout a été écrit, imaginé il y a un siècle. Je ne suis pas superstitieux. Je ne suis pas fou. Je ne crois pas au destin. Mais le sien imite exactement celui d'un personnage de roman qu'elle ne connaît même pas. Et qui se termine par ma mort - je veux dire la mort de mon modèle, Ralph. Elle, l'héroïne, on ne sait pas ce qu'elle va devenir. Mais je peux peut-être déjouer cette espèce de malédiction. Je n'ai plus beaucoup de temps, je sais ce qui me reste à faire."
Le résumer à un exercice de style réussi serait par trop réducteur : c'est à la fois un roman palpitant, un policier à rebondissement et une réflexion sur la lecture et l'écriture. L'idée semble simple, et presque déjà vue : la vie de Lise Beaufort, jeune Française débarquée un beau jour aux États-Unis chez la première femme de son père, serait l'exacte reproduction du destin d'Isabelle Archer, l'héroïne du roman d'Henry JAMES, Portrait de femme. C'est son cousin - qui n'en est pas vraiment un puisqu'il est le fils de la première femme et n'a donc aucun lien de parenté "sanguin" avec Lise - qui le dit, qui l'affirme et qui va tenter de lui prouver, tout au long du livre, tout au long de sa vie, puisque les deux se confondent.
Car là est le prodige et là est le vertige : littérature et vie se mêlent, s'entremêlent, deviennent inextricables au fur et à mesure que Lise progresse dans sa vie et dans sa lecture. Le roman débute à la fin de la vie de Lise, de retour à Matha's Vineyard, dans la demeure des origines. Tous sont morts et elle reste la dernière, celle qui doit déchiffer tous les signes, tous les indices que Nick lui a destiné, accompagnés de ses derniers mots de mourant : "Garde contre". Va s'ensuivre une histoire pleine de péripéties où le jeu de tarots tient une grande place.
Ce roman est truffé de références, qu'elles soient littéraires, cinématographiques ou carrément érudites. Ne pas les connaître toutes ne pénalise absolument pas la lecture. En revanche, en retrouver certaines plonge dans un état de jubilation intense... Je n'ai personnellement jamais lu Portrait d'une femme - je sais, je sais, honte à moi - mais cela ne m'a absolument pas empêché d'évoluer dans le labyrinthe du roman. J'y ai retrouvé les théories d'Umberto ECO sur le "lecteur modèle", extraites de son Lector in fabula, analysées ici, ou encore l'esprit de Proust, cité d'ailleurs en exergue du livre.
Ce roman est celui d'une universitaire, c'est indéniable. Il n'est cependant jamais pesant ou pédant, car la vie prend le pas sur la théorie. Oui, "la vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature", comme le dit Proust (voir plus bas l'extrait du Temps retrouvé où j'ai piqué la citation), oui, le lecteur a un rôle, celui de retisser les fils que l'auteur a laissé volontairement lâches. Mais tout ceci se fait dans le bonheur, celui des verres de champagne, des clam chowders et des baignades en mer, des apéritifs pris ensemble et des parties de tarot ardemment disputées. La vraie vie, donc...
L'extrait que j'ai choisi n'est pas véritablement représentatif du roman - mais il serait impossible d'en extraire un échantillon sans trop en dire. C'est cependant un passage qui me parle, car je m'y suis toute entière retrouvée, comme, je pense, s'y retrouveront beaucoup de ceux nés dans les années soixante et soixante-dix...
LES LECTEURS DE CASSETTES
Les lecteurs de cassettes ont disparu depuis plusieurs décennies. Si les disques en vinyle ont connu une seconde vie à l'ère des remix, ma génération est la dernière à avoir enregistré patiemment ses airs préférés sur les premières radios libres, fait ses devoirs la main gauche toujours prête à enclencher le bouton qui fera succéder un Bowie à un Nino Ferrer, selon la programmation aléatoire de la station élue, alourdi ses valises pour emporter en vacances les précieuses petites boîtes en plastique et écouté, malgré le grésillement sporadique (les conditions d'enregistrement n'étaient pas toujours optimales [...]), les airs s'enchaîner maladroitement, les premières et les dernières mesures toujours interrompues par un fragment de jingle inopportun, à mémoriser cette succession au point d'être surprise quand, dans un bar, une soirée, un air entendu cinquante fois sur "ma" cassette n'était pas immédiatement suivi du même, dans le même ordre, que sur "ma" cassette. C'était avant la commercialisation des compilations, les lecteurs numériques, les bandes avaient tendance à s'enfuir de leur logement, à s'emmêler en serpentins brunâtres qu'on lissait patiemment, desespérés lorsque notre création, l'intime sélection de nos toquades pourtant souvent imméritées succombait aux heures passées en vrac dans des sacs à main trop remplis, des boîtes à gants de voitures encombrées d'ennemis tranchants : clefs, trombones, petite monnaie. Parce qu'on perdait vite les boîtiers en plastique transparents. Seuls quelques obsessionnels prenaient la peine d'inscrire sur l'étiquette les titres des chansons. [...] quand on n'en avait plus de vierges, il suffisait de coller de bouts de scotch sur les bitoniaux du dessus pour convertir de vieilles reliques de notre enfance (Pierre et le loup dans le meilleur des cas, ou, pire, donc moins sacrilège, Anne Sylvestre) en futurs souvenirs de l'été 1984. Et quand on les rembobinait, on savait infailliblement combien de temps laisser l'index appuyé pour revenir au début de la dernière ("Oui ! encore une fois Big in Japan") [...]
Julie WOLKENSTEIN, L'Excuse, 2008.
Merci à Clarabel, pour le prêt.
La grandeur de l'art véritable, au contraire de celui que M. de Norpois eût appelé un jeu de dilettante, c'était de retrouver, de ressaisir, de nous faire connaître cette réalité loin de laquelle nous vivons, de laquelle nous nous écartons de plus en plus au fur et à mesure que prend plus d'épaisseur et d'imperméabilité la connaissance conventionnelle que nous lui substituons, cette réalité que nous risquerions fort de mourir sans avoir connue, et qui est tout simplement notre vie.
La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent réellement vécue, c'est la littérature. Cette vie qui en un sens, habite à chaque instant chez tous les hommes aussi bien que chez l'artiste. Mais ils ne la voient pas parce qu'ils ne cherchent pas à l'éclaircir. Et ainsi leur passé est encombré d'innombrables clichés qui restent inutiles parce que l'intelligence ne les a pas «développés». Notre vie ; et aussi la vie des autres car le style pour l'écrivain aussi bien que la couleur pour le peintre est une question non de technique, mais de vision. Il est la révélation, qui serait impossible par des moyens directs et conscients de la différence qualitative qu'il y a dans la façon dont nous apparaît le monde, différence qui, s'il n'y avait pas l'art, resterait le secret éternel de chacun. Par l'art seulement nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n'est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu'il peut y avoir dans la lune. Grâce à l'art, au lieu de voir un seul monde, le nôtre, nous le voyons se multiplier et autant qu'il y a d'artistes originaux, autant nous avons de mondes à notre disposition, plus différents les uns des autres que ceux qui roulent dans l'infini, et bien des siècles après qu'est éteint le foyer dont il émanait, qu'il s'appelât Rembrandt ou Ver Meer, nous envoient encore leur rayon spécial.
Proust, Le Temps Retrouvé, p.289-290, édition G.F.