L'Elégance des veuves (A. FERNEY)
L'air de rien, je suis une incorrigible naïve... Il suffit qu'on me propose de participer à une chaîne de lecture (envoie un livre au premier de la liste, diffuse cette lettre et tu en recevras 36) pour que je saute sur l'occasion. Et vas-y que je cherche LE bouquin que j'ai envie de faire partager et que, comme une gamine, je trépigne devant ma boîte en attendant les livres qui ne devraient manquer de tomber à la pelle.
Ouais. Eh bien, en guise de pelle, je me suis plutôt pris le manche puisqu'en tout et pour tout je n'ai reçu à ce jour que... quatre livres sur les trente-six promis. Naïve, je vous dis...
Il n'empêche que le premier que j'ai reçu m'a ravie (merci à Evelyne). J'ai d'abord adoré sa couverture que je trouve magnifique :
"C'était un bourgeonnement incessant et satisfait. Un élan vital (qu'ils avaient canalisé, un instinct pur (dont ils ne voulaient pas entendre parler), une évidence (que jamais ils ne bousculaient), les poussaient les uns après les autres, à rougir, s'épouser, enfanter, mourir. Puis recommencer. Les uns après les autres ils savaient que telle était la meilleure tournure des choses : que le Seigneur bénisse des alliances, que les jeunes ventres enflent dans l'allégresse, et que les anciens bercent des nouveau-nés propres et emmaillotés. Le grand arbre familial étendait ses branches de plus en plus loin, année après année éparpillant des feuilles, au gré des mariages les enfants quittant les parents, dans l'espace entier. " Dieu ne nous a pas créées pour être inutiles ", telle était la devise des femmes de cette famille."
Même si je répugne à l'expression, c'est vraiment un livre de femme. Un livre fait de chairs et de sang, un livre de vie et de mort, où les femmes apparaissent à la fois comme le fil conducteur et les gardiennes de la lignée. Un genre de vestale, mais des vestales qui auraient enfanté.
Que raconte ce livre ? Des histoires de femmes, depuis Valentine, la première, jusqu'à son arrière petite-fille. Et c'est toute la fin du dix-neuvième et le vingtième siècle qui défilent à travers ces cent vingt-six pages (car ce roman est court), l'histoire d'une émancipation qui n'en est finalement pas tout à fait une, l'histoire de femmes, de filles, de mères et d'enfants.
Livre de femme disais-je, et je serai d'ailleurs curieuse de connaître l'avis d'un homme sur cet ouvrage, tant l'écriture comme les thématiques me semblent si spécifiquement féminines, comme si "ça ne pouvait pas les intéresser". L'écriture est indicible, à la fois fluide, longue comme une inspiration et extrêmement précise, voire pointue.
Je n'avais jamais lu d'Alice FERNEY. J'ai très envie d'en lire d'autres.
Il avait dit : Gabrielle, je ne veux pas dire encore que je vous aime, mais j'ai la résolution et l'ardeur pour le faire, c'est la seule chose qui compte.
Vous non plus d'ailleurs n'en êtes pas vraiment à l'amour. Car maintenant nous ne sommes que des étrangers l'un à l'autre. Nous apprendrons. Ce n'est pas un paradoxe vous savez. L'amour n'est jamais donné, et si l'on croit cela, il faut s'en détromper. Car lorsque par un heureux hasard il l'est, ce n'est jamais que pendant quelques jours. Quelques jours partagés, quelques contraintes, quelques gênes, qui suffisent à le reprendre pour peu que la volonté ne s'en mêle pas. Gabrielle, j'aurai peut-être une manière de me tenir à table qui vous déplaît, vous n'aimerez pas la campagne et moi je l'adorerai, vous voudrez dix enfants et moi je n'en voudrai pas, vous honorerez Dieu et moi je n'y croirai pas, mille détails d'importance nous en menaceront toujours. Il faudra de la volonté. [...] Je suis curieux du monde et je voudrai vous le montrer. Je me sens même un grand élan pour cela, mais un élan maladroit, car j'ai envie d'aller vers vous et en même temps je n'ose pas. [...] Gabrielle voulez-vous être mon épouse et ma vie ?
Gabrielle n'avait rien dit. Charles voyait ses yeux brillants d'eau, et le sourire embarrassé qui cachait mal sa surprise. Il la trouvait moins belle ainsi, son visage était froissé. A l'un et l'autre ce moment avait suffi. Plus tard Charles mettrait sa clef dans la serrure et s'en irait dans son bureau. Peut-être parce qu'il saurait que Gabrielle, commelui, avait décidé de l'aimer.
Alice FERNEY, L'Elégance des veuves, 1995.