Il y a des livres comme ça, où choisir un passage qui parlera de nourriture est un véritable dilemme ! Pourquoi ? Mais parce que le roman de Jean-Christophe DUCHON-DORIS en regorge !
"En cet automne 1814, toute l'Europe s'est donné rendez-vous à Vienne. A l'instigation des vainqueurs de Napoléon, un grand congrès va s'ouvrir pour régler la succession de l'Empire et la capitale autrichienne grouille de diplomates, d'espions, de courtisanes et de filous de tous poils aux intérêts les plus divers. Inquiète de cette effervescence, la police se serait bien passée d'un meurtre particulièrement sordide qui éveille les craintes d'un ultime complot napoléonien. Aussi, l'inspecteur Vladeski va-t-il devoir mener son enquête au sein même de la délégation française, dirigée par le très habile Talleyrand et son plus précieux atout pour séduire les congressistes, Antonin Carême, le meilleur cuisinier du monde..."
J'ai toujours eu un faible pour les policiers historiques et la collection 10/18 regorge de véritables pépites dans le genre... Ici nous sommes transportés à Vienne, en 1814, lors du Congrès de Vienne qui s'occupait de régler l'après-Napoléon. De ce Congrès, je n'avais qu'une citation en tête, souvenir de mes cours de Seconde : "le Congrès ne marche pas, il danse" - je crois que le mot était de Talleyrand, d'ailleurs. Et le roman de DUCHON-DORIS restitue parfaitement cette ambiance très XVIIIème siècle, ce retour nostalgique à l'absolutisme perdu, ces fêtes fastueuses, ces aristocrates décadents... Il est autant question de politique que de festins dans cet ouvrage et c'est là qu'intervient le fameux Carême, cuisinier de Talleyrand, et pour ce dernier "l'une des rares armes qu'[il] possède encore pour tenir le rang de la France et réfréner les appétits des puissances étrangères".
J'ai trouvé ce roman absolument passionnant, non point tant pour son intrigue, retorse à souhait, que pour son analyse de la société européenne de ce début du XIXème. Tout y est : les aristocrates qui cherchent à reconquérir leur lustre passé, le peuple qui s'est fait une place et n'entend pas se la laisser reprendre, les affaires et les manigances politiques, l'argent et le pouvoir, c'est à la fois historique et d'une redoutable actualité.
Et tout cela se déroule au milieu de banquets somptueux, dont les menus sont énoncés en tête de chapitres, dans un ensemble plus appétissant à chaque page. A condition de goûter la gastronomie un peu riche, bien sûr...
Je vous le disais, il me fut très difficile de choisir un passage précis : beaucoup me tentaient. J'ai fini par arrêter mon choix sur un extrait qui concilie à la fois l'aspect policier du roman et celui de gourmet. Il met en scène les deux personnages principaux : Antonin Carême, le cuisinier génial, et Janez Vladeski, le beau policier. Voici donc le :
CANARD FLAMBE AU JUS ET AUX GROSEILLES
Les cuisines étaient de nouveau plongées dans un étouffement chaud de chambrées, une moiteur d'écurie. Les reflets sanglants des fours allumés dansaient le long des murs, jusqu'aux poutres du plafond. Les bruits prenaient une sonorité rauque, sans un écho, dans l'air saturé de fumées. Des haleines grêles sifflaient, accompagnées du remuement ininterrompu des ustensiles.
Carême avait découpé menu les cous, les ailerons et les pattes des canards pour préparer le jus. Les abattis avaient pris une belle couleur noisette. Il avait jeté la graisse, ajouté un petit pain de sucre coupé en cinq ou six morceaux, remis l'ensemble sur le feu. Il était allé prendre le vinaigre, préparé à la juste mesure, un cinquième de la bouteille. La couleur était devenue caramel. Vite, il était allé poser la casserole sur la cendre chaude du potager, avait versé le vinaigre. Une vapeur dense, suffocante, s'était élevée. Il avait ajouté un bouquet garni, des aromates, un peu de gros sel, le tout recouvert d'eau à niveau. Il avait laissé cuire une bonne heure à gros bouillons.
- La science du cuisinier consiste aujourd'hui à décomposer, à faire digérer et à quintessencier les viandes, à en tirer les sucs nourrissants et légers, à les confondre de façon à ce que rien ne domine et que tout se fasse sentir, enfin à leur donner cette union que les peintres donnent aux couleurs.
[...] Le ton même de sa voix - élevé, oratoire, sentencieux, scholastique -, la musique même de ses phrases dérangeaient et Janez comprenait que trop bien l'agacement que suscitait le jeune chef auprès de ses collègues.
- Le prince vient de me quitter, dit-il encore. Ses connaissances en fait de cuisine sont de tout premier ordre. Tous les matins, nous nous entretenons pour élaborer le repas du soir dont la composition ne peut que varier selon qu'il s'agit d'un souper intime à la mode du siècle passé, d'un dîner officiel, d'un grand bal ou d'une réception commémorative. Parfois, le but du prince est d'honorer, d'autres fois de convaincre, de séduire, d'amadouer ou d'impressionner le visiteur. Je dois m'adapter.
[...] Un écuyer lui avait préparé la bouteille pour le flambage. Les couteaux avaient été disposés à côté de la planche à découper. D'un geste théâtral, Carême doucha deux canards à la peau croustillante, deux volailles sacrifiées à quatre semaines. La flamme alla lécher les opalines jaunes du lustre.
- N'avez-vous rien d'autre à me confier ? Rien d'autre que je n'apprendrais tôt ou tard et qu'il serait regrettable que vous ne m'ayez pas dit ?
Carême jeta un coup d'oeil rapide à Janez. De ses mains expertes, il découpait les poitrines épaisses en fines aiguillettes. Les tranches rosées, perlées de jus, cernées de croûte d'or, s'alignaient dans le plat bouillant que tenait le commis. [...]
- Vous m'accusez ?
Ils se toisèrent un court instant, Janez avec son regard clair, si clair qu'on eût dit que les flammes bleues de tout à l'heure continuaient à y flamber et Carême, l'oeil noir, tranchant, aiguisé comme les longs couteaux qu'il brandissait.
- Et pourquoi aurais-je fait cela ?
A cette question, Janez n'avait pas de réponse.
- L'heure est venue du coup de collier, monsieur, ajouta le jeune chef d'un ton glacé. Je vais vous demander de nous laisser travailler.
Il bouscula légèrement le policier pour s'approcher de la poêle où le beurre que le commis avait déposé commençait à grésiller. Janez n'insista pas. Il fit un pas de côté. Carême précipita dans le récipient un grand bol de groseilles qui, au contact de la graisse chaude, se foncèrent rapidement. Il ajouta le zeste et le jus d'un citron, ce qui provoqua un fort crépitement, puis retira l'ensemble du feu. Le bouillon d'abattis avait bien réduit. Il le passa à l'étamine. Puis, d'un mouvement sûr, il nappa les canards du mélange de jus et de la sauce aux groseilles.
- Et ce sera servi avec... ? demanda-t-il au sommelier avec le ton d'un maître interrogeant un élève.
- Du givry fruité, répondit le vieil homme d'un ton sec, le bourgogne préféré d'Henri IV.
Jean-Christophe DUCHON-DORIS, Le Cuisinier de Talleyrand, 2006
Et si vous désirez en savoir plus sur ce Congrès de Vienne, vous pouvez toujours suivre ce lien.