Pour moi, la Turquie, jusqu'à présent, cela se résumait à quelques vagues clichés : Sainte-Sophie, la Cappadoce, les clubs de foot de Galatasaray et Fenerbahçe, et un chiffon rouge agité régulièrement par nos politiques : l'entrée de la Turquie dans la Communauté européenne.
Je me souvenais bien qu'en classe de Cinquième, nous avions évoqué Byzance, puis Constantinople, mais bon, Istanbul, le génocide arménien, tout ça, c'était très vague...
Et puis le roman d'Elif SHAFAK est arrivé. Et là, d'une part tout s'est éclairé, mais surtout, tout s'est humanisé. Toutes ces entités sont devenues concrètes et ont pris visage humain, féminin surtout. En cette proche fin d'année, je mettrais sans aucune hésitation La Bâtarde d'Istanbul dans mes romans préférés de l'année 2007. J'ai dé-vo-ré ce livre et sa lecture fut un pur bonheur ! Tout y était : l'histoire, complexe, retorse et rebondissante à souhait, les personnages, pittoresques et attachants, le style, fait d'acidité, d'humour, de nonchalance, de gourmandise et de précision, et l'arrière-plan, enfin, cette Turquie qui a voulu faire table rase de l'avant-1923, ce confluent d'un monde d'une richesse incomparable et qui aura été sacrifié sur l'autel du XXème siècle, cette civilisation perdue, comme le dit si bien Amin MAALOUF dans sa préface : "un vieux rêve aujourd'hui malmené, celui d'un Orient aux langues et aux croyances multiples, celui de cette galaxie d'étoiles resplendissantes qui avaient pour nom Alexandrie, Salonique, Smyrne, Beyrouth, Bagdad, Sarajevo, et d'abord, à tout seigneur tout honneur, la sublime et millénaire Constantinople où se côtoyaient des Serbes, des Albanais, des Bulgares, des Polonais en rupture de ban, des chrétiens échappés de Mésopotamie et des Juifs chassés d'Espagne..."
L'histoire ? elle est multiple. C'est celle des familles Kanzanci et Tchakhmakhchian, celles des cousines Asya la Turque et Armanoush l'Arménienne. Histoires d'exils, de familles, de destins. Le roman d'Elif SHAFAK est plein d'odeurs, de saveurs, d'épices (chacun des chapitres porte d'ailleurs un titre "alimentaire", de "cannelle" à "pignons de pin"). Voici donc un :
PETIT-DÉJEUNER DOMINICAL A ISTANBUL
" Je rêve ! Tu es exactement dans la position où je t'ai trouvée il y a une demi-heure ! Qu'est-ce que tu fais encore au lit, espèce de fainéante ?
Tante Banu venait de passer la tête dans sa chambre, sans avoir éprouvé le besoin de s'annoncer avant. Elle portait un voile d'un rouge si lumineux que, de loin, on aurait dit une grosse tomate bien mûre.
- Nous avons vidé tout un samovar en t'attendant, princesse. Allez, viens. Haut les coeurs ! Tu sens cette odeur de sucuk grillé ? Ça ne te donne pas faim ?
Elle referma la porte sans attendre de réponse.
Asya grommela entre ses dents, remonta la couette jusqu'à son nez et se tourna de l'autre côté.
Article quatre : Si les réponses ne t'intéressent pas, ne pose pas de questions.
Au milieu de l'effervescence caractéristique d'un petit déjeuner du week end, elle entendit le thé s'écouler du robinet d'un samovar, les sept oeufs bouillir dans la marmite, les tranches de sucuk grésiller dans la poêle à frire, et les émissions défiler sur l'écran de la télé : dessins animés, clips vidéo, nouvelle locales, informations internationales. Asya n'avait pas besoin d'aller jeter un oeil au salon pour savoir que grand-mère Gülsüm régnait sur le samovar, que tante Banu - qui avait retrouvé son appétit après ses quarante jours de pénitence soufie - grillait le sucuk, et que tante Feride zappait, incapable de choisir un programme et suffisamment schizophrène pour en absorber plusieurs en même temps ; tout comme elle brûlait de se consacrer à tant d'activités différentes qu'elle finissait par ne rien faire du tout. [...]
La table pliante du petit déjeuner était dressée depuis longtemps. En dépit de son humeur grognon, Asya ne put s'empêcher de noter que, lorsqu'elle était ainsi parée, cette table s'harmonisait parfaitement avec l'immense tapis couleur brique dont les motifs floraux intriqués étaient mis en valeur par une belle bordure corail. Il y avait des olives noires, des poivrons rouges farcis aux olives vertes, du fromage frais, du fromage tressé, du fromage de chèvre, des oeufs durs, des gâteaux au miel, de la sauce buffalo, de la confiture d'abricot et de la confiture de fraise faite maison et de tomates à la menthe et à l'huile d'olive, présentés dans de jolies coupes en porcelaine. Le fumet délicieux des böreks, ces délicats feuilletés fondants au fromage frais, aux épinards, au beurre et au persil, arrivait de la cuisine.
Elif SHAFAK, La Bâtarde d'Istanbul, 2007.
A savoir : Elif SHAFAK a été amenée devant la justice turque pour avoir "insulté l'identité nationale". Elle encourait une sentence de trois ans de prison et a été finalement acquittée.
"Les histoires de famille s'entremêlent de telle sorte que des événements survenus il y a plusieurs générations peuvent influer sur le présent. Le passé n'est jamais mort et enterré.
La vie est une coïncidence, même si parfois, il vous faut un djinni pour vous en rendre compte." (E. SHAFAK)