Muriel BARBERY est le dernier auteur dont on cause. Ne vient-elle pas d'écrire L'Élégance du hérisson, sur lequel les éloges pleuvent ? Alors par contradiction, ce n'est pas de ce dernier dont je vais vous parler, mais du premier roman roman qu'elle a publié, en 2000 : Une Gourmandise. Vous pensez bien qu'un tel titre ne pouvait que m'interpeller...
Une Gourmandise, ce sont les derniers jours d'un critique gastronomique, "le plus grand", "le Maître", celui sur lequel les superlatifs pleuvent. Il va mourir, il le sait, il n'en a ni remords ni regrets. Simplement, il voudrait, avant que tout s'arrête, retrouver LA saveur, celle qui lui "trotte dans le coeur", "la vérité première et ultime de toute [sa] vie". Et ainsi sur une trentaine de courts chapitres vont s'égrener souvenirs et témoignages d'une vie vouée au bien-manger.
Le roman est court, il n'est pas pour autant facile. La langue y est précise, souvent précieuse et un peu ampoulée. Les références littéraires abondent, entre les lignes, comme souvent dans les premières oeuvres. Le passage que j'ai choisi de vous présenter m'a paru convenir parfaitement à notre situation : manger et en parler, et se délecter autant de le faire que de le dire. Voici donc :
LE VERBE ET NON LA VIANDE
Quatre huîtres claires, froides, salées, sans citron ni aromates. Lentement avalées, bénies pour la glace altière dont elles recouvraient mon palais. "Ah, il ne reste plus que celles-là, il y en a avait une grosse, douze douzaines, mais les hommes, quand ça rentre de l'ouvrage, ça mange bien." Elle rit doucement.
Quatre huîtres sans fioritures. Prélude total et sans concession, royal en sa frustre modestie. Un verre de vin blanc sec, glacé, fruité avec raffinement - "un saché, on a un cousin en Touraine qui nous le fait pour pas cher !".
Une mise en bouche. Les gars à côté causaient voiture avec une faconde inouïe. Celles qui avancent. Celles qui n'avancent pas. Celles qui renâclent, qui regimbent, qui rechignent, qui crachotent, qui s'essoufflent, qui peinent dans les côtes, qui dérapent dans les virages, qui broutent, qui fument, qui hoquettent, qui toussent, qui se cabrent, qui se rebiffent. Le souvenir d'une Simca 1100 particulièrement rétive s'arroge le privilège d'une longue tirade. Une vraie saloperie, qui avait froid au cul même en plein été. Tous hochent la tête avec indignation.
Deux fines tranches de jambon cru et fumé, soyeuses et mouvantes, dans leurs replis alanguis, du beurre salé, un fragment de miche. Une overdose de moelleux vigoureux : improbable mais délectable. Un autre verre du même blanc, qui ne me quittera plus. Prologue excitant, charmeur, allumeur.
Quelques asperges vertes, grosses, tendres à s'en pâmer. "C'est pour vous faire attendre pendant que ça réchauffe, dit précipitamment la jeune femme, croyant sans doute que je m'étonne d'un plat de résistance aussi chiche. - Non, non, lui dis-je, c'est magnifique." Tonalité exquise, champêtre, presque bucolique. Elle rougit et s'éclipse en riant.
Autour de moi, ça continue de plus belle sur le gibier qui traverse inopinément les routes de la forêt. [...] Ils rigolent comme des gosses.
Des "restes" (il y a de quoi nourrir un régiment) de poularde. Pléthore de crème, de lardons, une pointe de poivre noir, des pommes de terre dont je devine qu'elles viennent de Noirmoutier - et pas une once de gras.
La conversation a dévié de sa route première, elle s'est engagée dans les méandres sinueux des alcools locaux. Les bons, les moins bons, les franchement imbuvables ; les gouttes illicites, les cidres trop fermentés, aux pommes pourries, mal lavées, mal pilées, mal ramassées, les calvados de supermarché qui ressemblent à du sirop et puis les vrais calvas, qui arrachent la bouche mais parfument le palais. La goutte d'un fameux Père Joseph déclenche les plus beaux éclats de rire : du désinfectant, c'est sûr, mais pas du digestif !
[...] Une tarte aux pommes, pâte fine, brisée, craquante, fruits dorés, insolents sous le caramel discret des cristaux de sucre. Je finis la bouteille. A dix-sept heures, elle me sert le café avec le calva. Les hommes se lèvent, me tapent dans le dos en me disant qu'ils vont travailler et que si je suis là ce soir, ils seront contents de me voir. Je les embrasse comme des frères et promets de revenir un jour avec une bonne bouteille.
Devant l'arbre séculaire de la ferme de Colleville, sous la houlette des cochons qui lochent dans les malles pour le plus grand plaisir des hommes qui le content ensuite, j'ai connu l'un de mes plus beaux repas. La chère était simple et délicieuse mais ce que j'ai dévoré ainsi, jusqu'à reléguer huîtres, jambon, asperges et poularde au rang d'accessoires secondaires, c'est la truculence de leur parler, brutal en sa syntaxe débraillée mais chaleureux en son authenticité juvénile. Je me suis régalé des mots, oui, des mots jaillissant de leur réunion de frères campagnards, de ces mots qui, parfois, l'emportent en délectation sur les choses de la chair. Les mots : écrin qui recueillent une réalité esseulée et la métamorphosent en un moment d'anthologie, magiciens qui changent la face de la réalité en l'embellissant du droit de devenir mémorable, rangée dans la bibliothèque des souvenirs. Toute vie ne l'est que par l'osmose du mot et du fait où le premier enrobe le second de son habit de parade.
Muriel BARBERY, Une Gourmandise, 2000.
Index des extraits de Littérature gourmande