En ce moment, je lis. On me dit : "Mais c'est fou, tu n'arrêtes pas !" Euh si, pour manger, bien sûr. Mais j'avoue que cette arrivée brutale des vrais beaux jours, des tee shirts - que dis-je, des débardeurs ! - et des jambes nues m'incite davantage au farniente qu'aux fourneaux.
N'allez pas pour autant penser que je fais rien. Tiens, rien que ce week end, j'aurais pu vous mettre mes poivrons marinés à l'huile d'olive. Ou encore mes rouleaux de printemps improvisés hier soir. Mais non, à la place, je vous parle de mes lectures... Et parmi elles, il y en a une pour laquelle j'éprouve une tendresse toute particulière, c'est le dernier bouquin sorti en poche de Sylvie TESTUD, Le Ciel t'aidera.
Sylvie TESTUD, c'est une comédienne à laquelle je n'ai jamais particulièrement prêté attention. Oh certes, je trouve que c'est une excellente comédienne, mais voilà. Point. Sauf qu'elle ne se contente pas de jouer, elle EST un personnage. Drôle, loufoque, déjanté, plein d'acuité sur notre monde et, surtout, une très jolie plume. Moi qui ne suis pas très cliente de nouvelles et autres courtes histoires, j'ai adoré lire Il n'y a pas beaucoup d'étoiles ce soir, florilège d'une vie d'actrice pas toujours glamour, surtout lorsqu'elle finit la soirée des Césars comme Cendrillon, dépossédée de ses biens par les grands couturiers et autres bijoutiers, à se taper le gros rouge dans la cuisine de sa concierge !
Elle est dotée d'un style tout à fait particulier, mélange d'oralité, de familiarité (voire de vulgarité), de naïveté et d'humour : sur elle et sur les autres. Avec elle, le quotidien se métamorphose en épopée et il faut l'imaginer grimpée sur le toit de son appartement parce qu'elle a entendu du bruit et y étant coincée, gesticulant au Vélux tandis que son ami n'y voit rien et que son chien se vautre sur le dos, croyant qu'elle va le caresser ! Il y a du Jane BIRKIN dans les histoires de Sylvie TESTUD.
Dans l'extrait que je vais vous présenter, elle a invité ses amis à dîner chez elle. Elle part en tournage, veut leur dire au revoir et a raté leur dîner au resto pour cause de psychose de parking souterrain (comprenne qui lira...). C'est ainsi que Sylvie TESTUD se lance à la recherche de la tomate exceptionnelle et son corollaire, les poissons à grosses joues... Voici donc :
LE PROBLÈME DES POISSONS A GROSSES JOUES
Pascal m'a noté la marche à suivre et tous les ingrédients nécessaires pour un plat réussi. J'ai promis à Pascal d'essayer. Je dois refaire le plat qu'il nous a préparé le mois dernier.
Je tourne ma tête vers les produits.
- Ton plat dépend de la tomate. Tu pourras faire ce que tu veux, être la meilleure cuisinière du monde, si ta tomate n'est pas bonne, ton plat sera moyen.
Il m'a avertie.
Oui. Il me faut la tomate exceptionnelle.
C'est vraiment si rare, une bonne tomate ? A écouter Pascal, on dirait que les commerçants cachent les bonnes tomates au fond des magasins pour qu'on ne puisse pas les acheter. Moi, j'ai de la chance, je suis prévenue. Il y en a qui bossent toute la journée pour gagner leur tomate, et on leur refile de la saloperie...
J'espère que la bonne tomate n'est pas déjà au fond du panier d'un client plus matinal. [...]
Ces odeurs mettent Tiago dans tous ses états. Il tire sur sa laisse comme s'il était complètement cinglé. Il m'entraîne sans difficulté devant son étal préféré. celui qui, selon son goût, sent le meilleur. Il se dirige vers la poissonnerie.
Du poisson. J'en ai sur ma liste.
Offff... Je ne sais pas si c'est exactement ce que j'ai envie de renifler aujourd'hui... Il fait trop chaud. L'odeur des poissons m'est difficile à supporter. Je dois acheter des joues de lotte. Je relis deux fois ce que Pascal a écrit sur mon papier. Des joues de lotte ? C'est bien ça. Les poissons, même les plus gros, ne sont pas joufflus. Je n'ai jamais vu les joues d'un poisson. J'observe attentivement les poissons.
Non. Même les gros ont la tête fine.
Où Pascal trouve-t-il des poissons à grosses joues ? Ici, il n'y a que des poissons minces. Même très minces. Ben, qu'est-ce que je vais faire avec tous ces poissons anorexiques ?
Je cherche le poisson joufflu. Toutes ces gueules ouvertes... Tous ces yeux qui ont perdu leur dedans...
Une dame avec des gants en plastique ensanglantés arrive près de l'étal de glace pilée. Elle attrape un poisson. Ben quel spectacle ! Le poisson n'est même pas raide ! Il pend,d ! Il pend de sa main ! La tête surtout ! Le poisson a la tête qui pend ! Le poisson a la bouche ouverte, et les yeux aussi ! Pire encore : la dame aux mains ensanglantées se tourne vers une cliente et lui fout sous le nez le poisson à la tête qui pend.
La dame aux mains dégueulasses demande à la cliente qui va payer pour se mettre ça dans le sac :
- Je vous le vide ?
Je vacille.
[...] La dame en a fini avec sa cliente. Elle lève les yeux vers moi.
- A qui le tour ?
Je regarde autour de moi... Personne n'attend.
Le tour est à moi.
J'hésite. Je passe l'étal en revue. On dirait que c'est la première fois que je vois une poissonnerie. La tête des poissons m'impressionne. Leurs yeux ouverts, vides d'expression, sont loin de me mettre en appétit. Je ne sais pas si j'ai envie d'acheter des poissons fraîchement massacrés, moi. Les gens transportent des cadavres entiers jusqu'à leur casserole. Ils s'en délectent. Ils les accompagnent d'une sauce.
Je sursaute.
- Ils sont beaux, n'est-ce pas ? me demande la voix guillerette de la poissonnière.
Ah, ça oui ! j'ai envie de lui répondre. Surtout celui que j'ai sous le nez. Il a la gueule ouverte, l'oeil visiblement crevé, et du sang plein les nageoires... Quelle merveille !
Je ne dis rien.
Je suis décidément trop fatiguée. Je n'aurai pas le courage de surmonter cette odeur, ces images, bien longtemps. Je n'ai pas envie de promener l'odeur de la poissonnerie dans un sac en plastique, dans ma cuisine, dans ma casserole, encore moins dans mon assiette.
Tant pis pour la recette de Pascal.
J'achète deux poulets rôtis. Je vais commander le reste avec mon ordinateur, par Internet. L'huile d'olive, les condiments et les légumes surgelés viendront à moi.
- T'as fait du poulet ? ils me diront, ce soir, quand ils arriveront à la maison.
Je dirais oui.
Je n'ai pas trouvé de joues de poisson.
J'ai trouvé deux poulets sans plume et sans tête, avec deux pattes et deux ailes.
Je rentre à la maison. une bonne sieste, et ma journée va reprendre normalement.
Sylvie TESTUD, Le Ciel t'aidera, 2005.