C'est par hasard que j'ai découvert le premier roman d'Ann PACKER : il figurait sur une liste de Sélection FNAC. Le sujet m'avait plu : "Carrie Bell a vécu à Madison (Wisconsin) toute sa vie. D’aussi loin qu’on se souvienne, elle a toujours eu la même meilleure amie, les même bonnes relations avec sa mère, le même petit-ami, Mike, aujourd’hui son fiancé. Elle a 23 ans. Et elle étouffe. Mais voici que Mike est victime d’un terrible un accident qui le plonge dans le coma. Carrie remet en question les fondements même de sa vie : la personne qu’elle est, son foyer, sa région natale. Lorsque Mike sort du coma, c’est pour apprendre qu’il est tétraplégique. Carrie décide alors de partir pour New York ; cette ville immense lui offre la liberté dont elle rêvait. Mais le remord la poursuit..."
Bon, le problème est un peu là : tout est dit - ou presque - dans cette quatrième de couverture. Et résultat : je me suis ennuyée le bon tiers du livre, me demandant quand cette pauvre Carrie allait cesser de tergiverser et se décider à tout plaquer pour partir à New York, puisque je SAVAIS qu'elle devait le faire ! Mais ensuite, quand enfin elle y est, dans la Grande Pomme, tout change ! Le roman s'anime, s'approfondit tout en restant très subtil, bref, c'est un bonheur de le dévorer jusqu'à ses dernières pages qui elles, je l'avoue, m'ont un peu frustrée. J'aurais aimé une autre fin, plus... enfin moins... J'aurais aimé qu'arrivée au terme de ces 510 pages, la fin fût à la hauteur du roman et des personnages construits avec beaucoup de finesse et de subtilité, or je trouve qu'elle laisse une impression inachevée.
Premier roman d'Ann PACKER, il en présente les qualités et les défauts : l'équilibre est encore à trouver mais l'ensemble est tout à fait prometteur... Et comme la partie new-yorkaise est ma préférée, que j'ai beaucoup aimé le personnage du petit ami de Carrie à New York, Kilroy, et que la vision des Français est assez... américaine... je vous propose donc ce :
MATIN DE THANKSGIVING
C'était le matin de Thanksgiving. Habillé d'un peignoir en éponge, Kilroy versa la farine à même le plan de travail de la cuisine, y ajouta de petits cubes de beurre froid et se mit à travailler tout en ouvrant et en refermant les mains avec un bruit sec, comme s'il mimait un personnage bavard. Nous devions emporter un dessert et un légume à la brownstone ; Kilroy avait milité pour des sandwiches à la dinde chez lui, mais j'avais fait valoir que Thanksgiving ne se limitait pas à de la dinde et que la fête devait se célébrer en compagnie et il avait fini par céder.
Debout sur le seuil et encore ensommeillée, je le regardai s'activer et bâillai copieusement. Après avoir avalé une gorgée du café qu'il avait préparé avant de me réveiller, je remarquai :
"Il y a des gens qui utiliseraient un grand récipient."
Il me jeta un coup d'oeil par-dessus son épaule et sourit.
"Ah, mais ils rateraient des trucs. Cette méthode est préférable, et de loin.
- Ca m'a l'air sale, et de loin.
- C'est la façon française. les Français ont le génie de la saleté."
Du dos de sa main enfarinée, il repoussa une mèche de cheveux qui lui barrait la figure.
"Tu peux me passer de l'eau glacée ?"
Je me débarrassai de ma tasse, m'exécutai puis lui demandai :
"Et comment connais-tu la façon française ?"
J'arrivais presque à l'imaginer au milieu d'une cuisine campagnarde aux côtés d'une vieille fille aux yeux noirs l'initiant aux spécialités françaises, mais ce tableau ne me satisfaisait pas totalement.
"J'ai suivi des cours. A Paris, au Cordon-bleu. Quand on ira, je t'y emmènerai, c'est vraiment génial."
Nous échangeâmes un sourire qui, de sa part, signifiait, Parce qu'on y va, tu sais ; et, de la mienne, Oui, d'accord. Il parlait beaucoup de la France, disait : Tu adoreras Aix ou bien Attends et tu verras combien leur métro est supérieur au nôtre.
Il rajouta une pointe d'eau dans sa pâte.
"J'ai pensé qu'on pourrait peut-être faire bouillir les carottes et les patates douces pour préparer ensuite un gratin au beurre avec un soupçon de calvados.
- Pas de petits champignons ?" suggérai-je.
Il me sourit.
"A la façon du Wisconsin ?
- A la façon Mayer.
-Tu fêtais Thanksgiving avec les Mayer ?
- Toutes les huit dernières années. Il y avait une vingtaine de Mayer, cousins et petits-cousins compris, plus ma mère et moi. Mais disons que cela faisait vingt-et-un Mayer, cousins et petits-cousins compris, plus ma mère, vu que, moi, j'appartenais à la tribu."
"On va la laisser reposer une heurre, déclara Kilroy qui enveloppa sa pâte et la rangeau au réfrigérateur. Et ta mère, ça l'embêtait ?"
[...] "J'imagine qu'elle suivait, confiai-je à Kilroy qui opina gravement du chef.
- La fameuse politique de moindre résistance, un vrai piège.
-Qu'est-ce que tu racontes ?
- On se dit, Bon, je vais éviter de faire des vagues et suivre le mouvement - et on en arrive à se retrouver dans un endroit où on a jamais eu l'intention de mettre les pieds sans ticket de retour.
- Je ne sais pas, répondis-je. C'était simplement Thanksgiving.
- Simplement Thanksgiving, rétorqua-t-il dans un éclat de rire. On jurerait un oxymoron."
Un peu plus tard, je pelai les pommes en leurretirant de longues spirales de peau vert-jaune. Je les coupai ensuite en lamelles blanches et croquantes que je saupoudrai de sucre et de cannelle pour les disposer dans le moule où Kilroy avait monté sa pâte.
Une fois la tarte dans le four et les légumes cuits, il alla prendre une douche pendant que je me resservais un café en songeant combien j'aimais son goût pour les tâches ménagères. J'adorais l'observer dans la cuisine où, sans jamais consulter un livre, il exécutait avec assurance toutes étapes d'une recette, comme si les ingrédients lui étaient tellement familiers qu'il savait exactement quelles quantités lui fournirait l'association de saveurs désirées.
Ann PACKER, Un Amour de jeunesse, 2002.