Décidément j'ai un problème avec l'univers d'Agnès DESARTHE. J'avais déjà eu beaucoup de peine à finir Sans moi, cela a recommencé avec Mangez-moi. Pourtant tout concourait à me plaire : cuisine, littérature, tous les ingrédients y étaient. Un titre
Et en y réfléchissant, j'ai fini par comprendre pourquoi : il n'y a aucune sensualité dans ces pages. Certes l'auteur y égrène les recettes - ou plutôt les plats - comme autant de perles, mais en aucun cas le plaisir de goûter est là. Myriam cuisine pour gaver : elle veut emplir les estomacs pour mieux emplir les coeurs et combler son vide intérieur. C'est mécanique, chimique, mais absolument pas séduisant : jamais on ne salive, jamais on ne se pourlèche les babines, tout au plus on se dit : "Tiens, oui, pourquoi pas ?" Morale de l'histoire : si vous voulez vraiment vous régaler, plongez - ou replongez - dans Colette. Là, la volupté alimentaire vous envahira. Par contre, si vous cherchez la psychanalyse par l'aliment, lisez donc Agnès DESARTHE. En cette période de Noël, je vous propose cette :
NATIVITE NAUFRAGEE
En attendant son retour, je prépare des sablés que je servirai avec des figues au whisky et un sabayon vanille. J'enfourne des épaules d'agneau à l'ail après les avoir enduites d'harissa, je blanchis des côtes de céleri et de blette que je glace au sucre roux. Je coupe des grains de raisin en deux. Je pense grains de raison. Je contemple l'intérieur du fruit, sa chair lisse, verte et aqueuse. Une larme tombe sur la surface miroitante, une autre la suit, le raison déborde. Voilà que la marée remonte, me dis-je. Digue ! Digue ! Digue ! chante mon coeur. Une digue entre moi et moi-même. Comment éviter que les souvenirs refluent ? Comment détacher sa conscience du passé ? Comment faire pour que rien n'évoque, rien ne dénote, pour que rien ne rappelle ? Comment abolir l'écho ? Pourquoi la vie consiste-t-elle en cet inépuisable ressassement ? Ne guérit-on jamais de nos amputations, de nos mutilations ? Et pourquoi toujours les mêmes erreurs ? Comme si on était amoureux de sa propre bêtise, de sa propre incapacité à faire ce qu'il faut, comme il faut. J'ai le sentiment que n'importe qui à ma place, avec la chance que j'ai eue (obtenir un emprunt sur de fausses garanties, bénéficier de l'appui des voisins, embaucher le meilleur serveur de Paris), aurait géré Chez moi avec clarté, avec efficacité. Quiconque, à part moi, aurait su faire de cette entreprise un modèle. Mais voilà, il faut toujours que ma désorganisation s'en mêle. Je finis systématiquement - c'est une maladie, ah, comme je souffre, comme j'aimerais en guérir - par faire n'importe quoi. Je ne suis pas fiable. Je suis comme un drogué, instable, furtif, dangereux. Je vois les épisodes qui se reproduisent, se répondent les uns aux autres, comme le point et son contrepoint. Les personnages se ressemblent : ils sont jeunes et ils jugent. Le tribunal de Ben, si doux, si indulgent, réincarne le tribunal d'Hugo, le procès du fils contre sa mère. Ils avaient tous deux raison et j'ai eu deux fois tort.
Pourtant je m'efforce, je suis perfectionniste à ma manière. Dans un premier temps, mon énergie, mon inventivité ont fait des miracles. N'ai-je pas été une mère exemplaire ?
Je tente de recoller les deux moitiés du grain de raisin. Elles coïncident parfaitement. Le sel me brûle les joues.
N'ai-je pas été une mère parfaite ?
Plus de trace du couteau sur la peau du fruit, pas une cicatrice, le grain est intact, son enveloppe translucide le protège.
N'ai-je pas été une mère irréprochable ?
Les larmes redoublent. Mes mains tremblent. Je lâche le grain de raisin qui tombe sur le sol, éclaté.
Agnès DESARTHE, Mangez-moi, 2006.