L'histoire est d'une implacable limpidité : "Dans les années 70 à Kaboul, le petit Amir, fils d'un riche commerçant pachtoun, partage son enfance avec son serviteur Hassan, jeune chiite condamné pour ses origines à exécuter les tâches les plus viles. Liés par une indéfectible passion pour les cerfs-volants, les garçons grandissent heureux dans une cité ouverte et accueillante. Ni la différence de leur condition ni les railleries des camarades n'entament leur amitié. Jusqu'au jour où Amir commet la pire des lâchetés... Eté 2001. Réfugié depuis plusieurs années aux Etats-Unis, Amir reçoit un appel du Pakistan. " Il existe un moyen de te racheter", lui annonce la voix au bout du fil. Mais ce moyen passe par une plongée au cœur de l'Afghanistan des talibans... et de son propre passé."
Le livre est bouleversant. Khaled Hosseini déroule avec une force, une vérité et une sensibilité ses tragédies, celle d'Amir, le fils gâté et, au fond, mal aimé, celle d'Hassan, trop bon, trop dévoué, celle de l'Afghanistan, pays renvoyé aux confins du Moyen-Âge et oublié de tous, même de ceux qui l'ont aimé puisqu'ils l'ont fui.
Je l'ai fini en larmes, et j'avoue avoir pleuré plus d'une fois lors de ma lecture. Il reste cette envie irrépressible de serrer contre soi ses enfants, en souhaitant être le plus longtemps possible près d'eux, dans un monde en paix. Voici donc un extrait de cette :
HOSPITALITE AFGHANE
Un peu plus tard, Maryam et sa mère nous apportèrent deux bols fumants de shorwa aux légumes et deux galettes de pain.
- Je suis désolé de ne pouvoir vous offrir de viande, regretta Wahid. Seuls les talibans ont les moyens de s'en procurer maintenant.
- Ca a l'air délicieux, le complimentai-je.
Je le pensais sincèrement. Je lui en proposai un peu à lui et à ses enfants, mais il m'affirma que sa famille avait mangé avant notre arrivée. Farid et moi retroussâmes donc nos manches et attaquâmes notre repas avec les doigts en trempant notre pain dans la shorwa.
Je remarquai bientôt que les garçons de Wahid, visage crasseux et cheveux bruns coupés ras sous leur calotte, observaient furtivement ma montre à quartz. Le plus jeune murmura quelque chose à l'oreille de son frère. Celui-ci opina du chef, les yeux toujours rivés sur mon poignet, tandis que le plus âgé - auquel je donnais environ douze ans - se balançait d'avant en arrière, lui aussi hypnotisé. Le dîner fini, et après m'être lavé les mains avec l'eau que Maryam versa d'une jarre en terre cuite, je demandai à Wahid la permission de faire un hadia, un cadeau, à ses garçons. Il refusa d'abord, mais devant mon insistance céda à contre-coeur. Je détachai alors ma montre et la tendis au benjamin des trois enfants, lequel chuchota un timide "Tashakor".
- Elle indique l'heure qu'il est dans toutes les villes du monde, lui précisai-je.
Ils hochèrent poliment la tête et l'essayèrent à tour de rôle. Très vite cependant, leur intérêt retomba et ils l'abandonnèrent par terre.
[...] Je m'assis contre un mur de la maison. Cette communion subite avec ma patrie... Voilà qui me surprenait. Je l'avais quittée depuis assez longtemps pour l'effacer de ma mémoire et être rayé de la sienne. Vivant dans une partie du monde qui aurait tout aussi bien pu être une autre planète pour les gens endormis à quelques pas de moi, je croyais ne pas en avoir conservé le moindre souvenir. Je me trompais. Dans ce clair de lune blafard, je sentisl'Afghanistan bourdonner sous mes pieds. Peut-être ne m'avait-il pas oublié non plus.
Je me tournai vers l"ouest et m'émerveillai que, quelque part par-delà les montagnes, Kaboul existât encore. Et pas seulement en tant qu'image du passé ou titre d'un entrefilet à la page 15 du San Francisco Chronicle. Non, quelque part à l'ouest s'étenadait la ville où mon frère et moi avions disputé des combats de cerfs-volants. Où l'homme aux yeux bandés de mon rêve avait connu une mort inutile. Un jour, j'avais effectué un choix. Un quart de siècle plus tard, celui-ci me ramenait exactement au même endroit.
Je m'apprêtais à rentrer lorsque des voix me parvinrent de derrière le mur. Je distinguai celle de Wahid.
- ... plus rien pour les enfants, se lamentait une femme au bord des larmes.
- On a peut-être faim, mais on n'est pas des sauvages ! Il est notre invité ! Que voulais-tu que je fasse ? se crispa-t-il.
- ... trouver quelque chose pour demain, reprit-elle. Avec quoi les nourrirai-je...
Je méloignais à pas feutrés. Je comprenais maintenant pourquoi les garçons n'avaient témoigné aucun intérêt pour ma montre. Ce n'était pas elle qui les intéressait. C'était la nourriture dans mon assiette.
Nous fîmes des adieux de bonne heure le lendemain matin. Juste avant de grimper dans le Land Cruiser, je remerciai Wahid de son hospitalité. Il me montra sa modeste maison :
- Vous êtes ici chez vous.
Ses trois fils nous observaient sur le seuil. Ma montre pendait au maigre poignet du plus jeune.
Je jetai un coup d'oeil dans le rétroviseur extérieur lorsque nous partîmes. Enveloppé par le nuage de poussière soulevé par le 4 X 4, Wahid se tenait aux côtés de ses enfants. Il me vint à l'esprit que, dans un autre monde, ces garçons n'auraient pas été trop affamés pour courir après le véhicule.
Plus tôt ce matin-là, je m'étais livré furtivement au même geste que vingt-six ans auparavant : j'avais fourré une poignée de billets froissés sous un matelas.
Khaled HOSSEINI, Les Cerfs-volants de Kaboul, 2005.