Comme beaucoup de petites filles, je fus une fervente lectrice de la Comtesse de Ségur (souvenez-vous, née Rostopchine). Je ne saurai d'ailleurs que trop vous conseiller un excellent livre qui passe en revue tous les classiques des bibliothèques rose et verte (Les Grands Succès des bibliothèques rose et verte : Le Club des Cinq, Fantômette, Oui Oui et les autres)...
Parmi les souvenirs les plus marquants que j'ai conservés de cette chère Comtesse, il y a les descriptions de festins. J'ai d'ailleurs retrouvé un extrait de L'Auberge de l'Ange-Gardien, où le Général Dourakine offre le repas de mariage à un couple "bien méritant" (comme toujours chez le Comtesse...). Voici :
LE REPAS DE NOCES
Une salle immense s'offrit à la vue des convives étonnés et d'Elfy enchantée. La cour avait été convertie en salle à manger; des tentures rouges garnissaient tous les murs; un vitrage l'éclairait par en haut; la table, de cinquante-deux couverts , était splendidement garnie et ornée de cristaux, de bronzes, de candélabres, etc.
Le général donna le bras à Elfy qu'il plaça à sa droite; à sa gauche, le curé; près d'Elfy, son mari; près du curé, le notaire. En face du général, Mme Blidot; à sa droite, Dérigny et ses enfants; à sa gauche, le maire et l'adjoint. Puis les autres convives se placèrent à leur convenance.
" Potages: bisque aux écrevisses ! potage à la tortue ! " annonça le maître d'hôtel.
Tout le monde voulut goûter des deux pour savoir lequel était le meilleur; la question resta indécise. Le général goûta, approuva, et en redemanda deux fois. On se léchait les lèvres; les gourmands regardaient avec des yeux de convoitise ce qui restait des potages inconnus et admirables.
" Turbot sauce crevette ! saumon sauce impériale ! filets de chevreuil sauce madère ! "
Le silence régnait parmi les convives; chacun mangeait savourait; quelques vieux pleuraient d'attendrissement de la bonté du dîner et de la magnificence du général. Le citoyen qui connaissait si bien Paris et ses théâtres approuvait tout haut :
" Bon ! très bon ! bien cuit ! bonne sauce ! comme chez Véry. "
" Ailes de perdreaux aux truffes ! "
Mouvement général; aucun des convives n'avait de sa vie goûté ni flairé une truffe; aussi le maître d'hôtel s'estima-t-il fort heureux de pouvoir en fournir à toute la table; le plat se dégarnissait à toute minute; mais il y en avait toujours de rechange grâce à la prévoyance du général qui avait dit :
" Nous serons cinquante-deux; comptez sur cent quatre gros mangeurs et vous n'aurez pas de restes. "
" Volailles à la suprême ! " reprit le maître d'hôtel quand les perdreaux et les truffes eurent disparu sans laisser de traces de leur passage.
Jacques et Paul avaient mangé jusque-là sans mot dire. À la vue des volailles ils reconnurent enfin ce qu'ils mangeaient.
" Ah ! voilà enfin de la viande, s'écria Paul.
- De la viande ? reprit le général indigné; où vois-tu de la viande, mon garçon ? "
JACQUES: Voilà, général ! dans ce plat. Ce sont les poulets de tante Elfy.
LE GÉNÉRAL, indigné: Ma bonne madame Blidot, de grâce, expliquez à ces enfants que ce sont des poulardes du Mans, les plus fines et les plus délicates qui se puissent manger !
ELFY, riant: Croyez-vous, général, que mes poulets ne soient pas fins et délicats ?
- Vos poulets ! vos poulets ! reprit le général contenant son indignation. Mon enfant, mais ces bêtes que vous mangez sont des poulardes perdues de graisse, la chair en est succulente….
ELFY: Et mes poulets ?
LE GÉNÉRAL: Que diantre ! vos poulets sont des bêtes sèches, noires, misérables, qui ne ressemblent en rien à ces grasses et admirables volailles.
ELFY: Pardon, mon bon général; ce que j'en dis, c'est pour excuser les petits, là-bas, qui ne comprennent rien au dîner splendide que vous nous faites manger.
LE GÉNÉRAL: Bien, mon enfant ! ne perdons pas notre temps à parler, ne troublons pas notre digestion à discuter, mangeons et buvons. "
Le général en était à son dixième verre de vin; on avait déjà servi du madère, du bordeaux-Laffite, du bourgogne, du vin du Rhin : le tout première qualité. On commençait à s'animer, à ne plus manger avec le même acharnement.
" Faisans rôtis ! coqs de bruyère ! gélinottes ! "
Un frémissement de surprise et de satisfaction parcourut la salle. Le général regardait de l'air d'un triomphateur tous ces visages qui exprimaient l'admiration et la reconnaissance.
Succès complet; il n'en resta que quelques os que les mauvaise dents n'avaient pu croquer.
" Jambons de marcassin ! homards en salade ! "
Chacun goûta, chacun mangea, et chacun en redemanda. Le tour des légumes arriva enfin; on était à table depuis deux heures. Les enfants de la noce, avec Jacques et Paul en tête, eurent la permission de sortir de table et d'aller jouer dehors; on devait les ramener pour les sucreries. Après les asperges, les petits pois, les haricots verts, les artichauts farcis, vinrent les crèmes fouettées, non fouettées, glacées, prises, tournées. Puis les pâtisseries, babas, mont-blanc, saint-honoré, talmouses, croque-en-bouches, achevèrent le triomphe du moderne Vatel et celui du général. Les enfants étaient revenus chercher leur part de friandises et ils ne quittèrent la place que lorsqu'on eut bu aux santés du général, des mariés, de Mme Blidot, avec un champagne exquis, car la plupart des invités quittèrent la table en chancelant et furent obligés de laisser passer l'effet du champagne dans les fauteuils où ils dormirent jusqu'au soir.
À la fin du dîner, après les glaces de diverses espèces, les ananas, les fruits de toutes saisons, les bonbons et autres friandises, Elfy proposa de boire à la santé de l'artiste auteur du dîner merveilleux dont on venait de se régaler. Le général reçut cette proposition avec une reconnaissance sans égale. Il vit qu'Elfy savait apprécier une bonne cuisine, et, dans sa joie, il la proclama la perle des femmes. On but cette santé devant le héros artiste, que le général fit venir pour le complimenter, qui se rengorgea, qui remercia et qui se retira récompensé de ses fatigues et de ses ennuis.
La journée s'avançait; le général demanda si l'on n'aimerait pas à la finir par un bal. On accepta avec empressement; mais où trouver un violon ?
Personne n'y avait pensé.
" Que cela ne vous inquiète pas ! ne suis-je pas là, moi ? Allons danser sur le pré d'Elfy; nous trouverons bien une petite musique; il n'en faut pas tant pour danser; le premier crincrin fera notre affaire. "
La noce se dirigeant vers l'Ange-Gardien qu'on trouva décoré comme la veille. On passa dans le jardin. Sur le pré étaient dressées deux grandes tentes, l'une pour danser, l'autre pour manger; un buffet entourait de trois côtés cette dernière et devait, jusqu'au lendemain, se trouver couvert de viandes froides, de poissons, de pâtisseries, de crèmes, de gelées; la tente de bal était ouverte d'un côté et garnie des trois autres de candélabres, de fleurs et de banquettes de velours rouge à franges d'or. Au fond, sur une estrade, était un orchestre composé de six musiciens, qui commencèrent une contredanse dès que le général eut fait son entrée avec la mariée.
Les enfants, les jeunes, les vieux, tout le monde dansa; le général ouvrit le bal avec Elfy, valsa avec Mme Blidot, dansa, valsa toute la soirée, presque toute la nuit comme un vrai sous-lieutenant; il suait à grosses gouttes, mais la gaieté générale l'avait gagné et il accomplissait les exploits d'un jeune homme. Elfy et Moutier dansèrent à s'exténuer; tout le monde en fit autant, en entrecoupant les danses de visites aux buffets; on eut fort à faire pour satisfaire l'appétit des danseurs.
Comtesse de Ségur, L'Auberge de l'Ange-Gardien, 1863.