Il est des livres qui d'emblée vous mettent leur petite musique dans la tête. Une Vie merveilleuse est de ceux-là.
"Guido et Vincent sont cousins et amis d'enfance. À ces trentenaires de la bonne société new-yorkaise, nantis d'un métier qui leur plaît et d'amis souriants, il ne manque que la femme de leurs rêves pour que la vie soit merveilleuse. Ils la rencontrent au même moment, l'un en la personne de l'élégante Holly, raffinée et secrète ; l'autre, de Mitsy, descendante d'immigrés russes, la rebelle jamais rassurée. Et les ennuis commencent... Disons plutôt les inquiétudes de l'amour, maladresses et malentendus, effusions et alarmes, comme s'il fallait se faire un petit peu mal pour apprécier son bonheur, dans un monde favorisé que l'auteur de Frank et Billy, figure emblématique du Manhattan des années 1980, nous dépeint avec un humour tendre et complice."
Ce n'est évidemment pas par hasard que j'ai utilisé ce terme que l'on a si souvent attribué à la prose de Françoise SAGAN pour évoquer Laurie COLWIN. Les deux ont en commun ce don en quelques phrases et l'air de rien de vous faire entendre les choses. N'allez cependant pas vous méprendre : les univers des deux auteurs n'ont rien de commun, si ce n'est cette manière de mettre en scène la bonne société. Les héros de Laurie COLWIN sont farouchement dans le siècle, bien plantés, seulement... ils n'embarrassent pas les autres avec leurs préoccupations matéreilles !
J'ai aimé les personnages de Laurie COLWIN parce que, je crois, je me suis reconnue dans ces personnages de "trop bien nourris" : ils ont tout pour être heureux et cependant, ils ne parviennent jamais à se défaire d'un sentiment d'insatisfaction, de fragilité, de précarité. Et si ça ne durait pas ? Et si c'était trop beau pour être vrai ?
La description à la fois scrupuleuse et subtile de ces états d'âme pourrait paraître ennuyeuse car nombriliste, elle est au contraire complètement passionnante. Ce roman est une bulle qui peut sembler vide à première vue mais qui est en fait pleine, complète, voire débordante de ces petits riens qui font la vie, la vie vraie, et que la plume de Laurie COLWIN a su parfaitement captés. Ainsi ce début de "vraie" relation entre Vincent, séducteur blasé, et Misty, rebelle auto-proclamée.
LE ROI DU CAFE (scène de pré-vie conjugale)
Pour dîner, Misty servit à Vincent un rôti à l'étouffée et des galettes de pommes de terre.
- C'est un dîner juif pour le vendredi soir, dit-elle.
Vincent fit preuve d'un grand appétit, mais après dîner, toute sensation de confort qui avait pu naître entre eux s'évapora. [...]
- C'est horrible, dit-elle. Je me demande pourquoi je me donne de la peine. Tu vois comment c'est ? Tu te fais inviter à dîner et c'est complètement raté.
- Tu veux dire le rôti et les pommes de terre ? C'était merveilleux.
Misty le regarda tristement.
- Tu es si bête que tu ne vois même pas où est le problème, dit-elle. Maintenant tu es là, finalement. C'est ce que tu voulais, non ? Tu es là et nous n'avons rien à nous dire. Maintenant tu sais.
- Je sais quoi ?
- Tu sais que tu n'as pas ta place ici. Ou peut-être que je sais que tu n'as pas ta place ici. Ça aurait été beaucoup mieux pour toi si tu avais été invité à dîner par l'une de ces filles du service relations publiques qui portent des pulls vert clair et des chemisiers roses et qui vont aux Bermudes au printemps. Tu aurais eu de la mousse de saumon, un soufflé et une longue conversation plaisante sur les gens du bureau, et tu aurais découvert que ton cousin était allé à l'école avec son cousin.
Il fallut plusieurs minutes à Vincent pour se rendre compte que Misty ne se montrait pas sarcastique. Elle était visiblement malheureuse. [...]
Elle se leva pour débarrasser la table. Vincent se précipita pour l'aider. Elle fit la vaisselle en silence et il l'essuya en silence, fouillant dans ses placards à la recherche des endroits où il fallait les ranger. Ils étaient debout côte à côte devant l'évier, ce qui remplissait Vincent de bonheur. Cela, pensait-il, était la vie adulte et domestique. Il le dit à Misty.
- Quel abruti, répondit-elle.
La vaisselle était faite, essuyée et rangée. Misty et Vincent se retrouvèrent debout dans le salon. L'atmosphère était à nouveau tendue ; la tension de l'inévitable.
- Dommage que nous soyons aussi coincés, dit Vincent.
- C'est une façon polie de dire que tu crois que nous devrions aller au lit ?
- Oui, dit Vincent.
- D'accord, dit Misty. Allons-y.
Le lendemain matin, Misty se réveilla pour voir les fleurs de Vincent et Vincent lui-même, couché sur le côté, qui lui souriait. [...]
- Quelle heure est-il ? grommela-t-elle.
- Sept heures et demie, dit Vincent. Je vais maintenant te préparer une tasse de café et te l'apporter au lit. Tu ne vas pas aimer du tout, hein ?
- Pas vraiment, dit Misty.
- Tu mens, dit Vincent. Je parie que personne ne t'a jamais apporté ton café au lit, pas vrai ? On pense que tu n'en as pas besoin. Ce n'est pas vrai ?
- Si, dit Misty.
- La vie n'est pas merveilleuse ? dit Vincent. [...]
Vincent fit un café merveilleux. C'était l'un de ses rares talents culinaires. Ce café surprit Misty. Elle appuya son dos contre les oreillers et le but lentement. C'étaient de petites choses comme cela qui vous achevaient, pensa-t-elle. Elle n'avait pas l'intention de se pencher pour embrasser Vincent sur l'épaule, mais c'est ce qu'elle fit. Cela l'énerva, alors elle avala rapidement son café, envoya les couvertures sur Vincent, et partit à grands pas prendre une douche.
Laurie COLWIN, Une Vie merveilleuse, 1971.